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Profession, Société

Publié le 06 sep 2015Lecture 12 min

Téléobservance de l’apnée du sommeil : enjeux éthiques, juridiques et économiques

Y. FERRARI, chef de projet affaires juridiques, Société Platinne ; enseignant-chercheur à l’Université Toulouse Capitole

Texte inique et liberticide ou opportunité exceptionnelle d’améliorer la qualité du système de soin et la prise en charge du patient ? Flicage ou responsabilisation justifiée ? Remise en cause du sacro-saint principe d’universalité de notre système de santé ? Telles sont les questions soulevées par l’arrêté ministériel du 22 octobre 2013 relatif à la prise en charge par l’Assurance maladie du traitement de l’apnée du sommeil, suspendu par le Conseil d’État le 14 février 2014. En effet, l’utilisation d’incitations directes (diminution, voire arrêt de la prise en charge) ou indirectes (via les prestataires) pour accroître l’observance des traitements et, de façon plus générale, pour modifier les comportements de santé pose un beau débat éthique.

Retour en quelques points clés sur une nouvelle page dans l’histoire des innovations technologiques appliquées à la santé, qui a été un des temps forts de la 8e Université d’été de la santé (à Castres, en juillet 2014).   Rappel des faits L‘arrêté en question prévoit qu’un patient pour être remboursé de son traitement par pression positive continue (PPC)(1) devra utiliser son appareil au moins 3 heures par jour, 20 jours par mois. À défaut, au bout de 3 mois, le remboursement du prestataire est diminué de moitié et au bout du 5e mois le patient « non observant » se voit imposer un ultimatum : soit on lui retire l’appareil, soit il le garde en payant la location de sa poche. L’observance du patient sera contrôlée via un dispositif de « téléobservance », dont tous les patients devront être équipés, par leur prestataire, au 1er janvier 2016. Suite aux recours d’une association de patients(2) et de deux représentants de prestataires associatifs de santé à domicile(3), le Conseil d’État a suspendu en référé cet arrêté pour une durée de 6 mois. Deux raisons principales : le juge a mis en avant des doutes « sérieux » sur la légalité du texte ; et cette suspension se justifie selon lui par un rapport à une « situation d’urgence » : des patients non observants risquaient en effet d’être privé d’appareillage à partir du mois de juin 2014. Précision importante, le Conseil d’État s’est borné à suspendre l’arrêté sans prendre aucune décision sur le fond de l’affaire (décision attendue prochainement).   Les enjeux du côté des industriels et des prestataires de santé à domicile En 2011, selon les données du CEPS(4), près de 428 000 patients étaient sous PPC (soit près de 60 000 de plus qu’en 2010)(5). Aujourd’hui, on estime qu’en France 2 millions de personnes souffrent d’apnée du sommeil et qu’environ 600 000 patients sont équipés d’un dispositif de PPC, ce qui représente un marché d’environ 500 millions d’euros(6) pour les prestataires.   Quel modèle économique préconisé ? L’arrêté prévoit l’installation gratuite d’un dispositif au domicile du patient par un prestataire de santé à domicile, choisi librement par le patient, avec un système de location pour un coût avoisinant 21 € par semaine. La prise en charge de ce forfait est conditionnée à l’installation d’un dispositif de téléobservance. Le bénéficiaire du remboursement n’est pas le patient, mais le prestataire qui a installé le matériel. Anticipant cette réforme, discutée depuis 2011 avec les autorités publiques, certains prestataires et fabricants de dispositifs ont commencé à concevoir et installer ces nouveaux matériels auprès des patients. Par conséquent et en dehors des débats éthiques et juridiques, le maintien ou la suspension de cet arrêté est aussi un enjeu économique. Preuve en est, les arguments soulevés devant le Conseil d’État par certaines parties prenantes, font ressortir très clairement une forte inquiétude. Les deux représentants des prestataires associatifs de santé à domicile(7) ont déféré à la censure cet arrêté au Conseil d’État en arguant, que ce dernier violait « les principes fondamentaux de la Sécurité sociale et le principe de l’égalité devant les charges publiques en ce qu’il prive de rémunération les prestataires en cas de manquement des patients ». En riposte, les sociétés SEFAM et ResMed SAS (fabricant et distributeur de matériel de diagnostic et de traitement de troubles respiratoires du sommeil) sont intervenues en défense, arguant que la suspension de l’arrêté porterait un préjudice économique aux fabricants de dispositifs médicaux. Il faut aussi souligner la tentative d’intervenir en défense d’un autre représentant de prestataires de santé à domicile, la fédération des PSAD(8) (composée de deux syndicats(9) dont les membres représentent les deux tiers du marché), qui a demandé le maintien de l’arrêté (au motif que ce dernier ne porte aucun préjudice aux patients). On assiste donc à des prises de position différentes soulevant la question d’intérêts économiques antagonistes.   Simple opération comptable ou stratégies de prise en charge plus efficientes pour les pouvoirs publics ? Il est certain que le recours en forte croissance aux traitements de la PPC pour l’apnée du sommeil constitue un enjeu économique et sanitaire croissant pour l’Assurance maladie (données CNAMTS, juillet 2011(10) qui estime qu’environ 20 % des patients atteints de ce syndrome n’utilisent pas le matériel de PPC mis à disposition, soit une « perte » de près de 80 millions d’euros. Les enjeux financiers sont indéniablement importants pour l’Assurance maladie, compte tenu des économies réalisables et de la rationalisation des pratiques liées à la mise en place de stratégies de prise en charge plus efficientes, avec comme ambition, tel que souligné par le vice-président du CEPS, de « réduire le prix du patient non observant » et de « concentrer les efforts sur ceux pour qui le traitement est efficace ». Cependant, cette vision est contestée par certains qui considèrent que l’économie escomptée « est basée sur l’élimination de la prise en charge de certains malades », et qu’il s’agit au final uniquement « d’une opération comptable »(11) consistant à « débrancher » 100 000 patients sur les 600 000 traités ! Ce point de vue apparaît quelque peu radical dans un dossier complexe qui appelle forcément à des nuances. Néanmoins, la lecture de l’arrêté et de différents rapports font ressortir une réelle volonté des pouvoirs publics d’améliorer l’efficience et l’observance des patients(12). L’arrêté impose, par exemple, à la charge du prestataire une obligation d’information détaillée à destination du patient sur le contrôle de son observance ou propose au patient de bénéficier d’actions d’accompagnement en cas d’observance insuffisante(13) en lien avec le médecin.   Les enjeux juridiques et éthiques En dehors des deux points retenus par le Conseil d’État (doute sur la légalité de l’arrêté et la notion d’urgence), l’arrêté suscite d’autres interrogations.   Le contrôle de l’observance est-il de la télémédecine ? Télémédecine, télésurveillance, télésuivi, téléobservance… Beaucoup de termes ont été utilisés à tort par les médias et commentateurs pour interpréter les conséquences de cet arrêté, alors qu’il ne fait aucun doute que les auteurs de l’arrêté ont voulu le placer en dehors du champ de la télémédecine et donc du champ réglementaire contraignant qu’une telle qualification entraînerait(14). Un bref rappel sémantique s’impose avant d’aller plus loin dans l’analyse. La télémédecine est une forme de pratique médicale à part entière avec des contraintes réglementaires (en matière de sécurité, de consentement, de contractualisation, etc.), définie et régie par le Code de la santé publique (CSP)(15). La télésurveillance est un des 5 actes de télémédecine définis par le CSP. Elle « a pour objet de permettre à un professionnel médical d’interpréter à distance les données nécessaires au suivi médical d’un patient et, le cas échéant, de prendre des décisions relatives à la prise en charge de ce patient. L’enregistrement et la transmission des données peuvent être automatisés ou réalisés par le patient luimême ou par un professionnel de santé »(16). La présence d’un médecin dans la boucle est donc une condition indispensable pour être définie comme un acte de télésurveillance. Si tel est le cas, cette activité devra, par exemple, faire l’objet d’un contrat et d’une convention de télémédecine (article R. 6316-6 du CSP).   • Peut-on parler de télésurveillance ? Les termes de télésurveillance ou de télémédecine n’apparaissent pas dans l’arrêté qui se borne à parler de dispositif de contrôle de l’observance ou de téléobservance via un contrat entre le prestataire de santé et l’Assurance maladie avec simplement une information du médecin sur les éléments recueillis. Ainsi, à la lecture du texte, le médecin semble « exclu » du circuit. Il n’interprète pas les données, ne prend pas de décisions médicales : il est simplement informé. Cependant, cette « exclusion » du médecin est contestée par le viceprésident du CEPS qui parle de « fantasme »(17) lorsqu’on évoque que le médecin n’est pas dans la boucle. Selon lui, le dispositif mis en place est bien un dispositif d’accompagnement qui se fera en liaison avec le médecin traitant, mais il ne précise pas s’il considère que la téléobservance mise en place doit ou non répondre à la qualification de télémédecine. Selon nous, le texte est trop ambigu sur le rôle du médecin traitant, et la question de la qualification du « contrôle » mis en place se pose. Dans l’intérêt du patient, un juge pourrait être tenté de le requalifier comme un acte de télésurveillance et donc de lui appliquer toute la réglementation contraignante afférente.   Le dispositif mis en place est-il contraire au droit fondamental de la protection de la santé ? L’exclusion de la prise en charge d’un patient non observant ne contrevient-elle pas au droit fondamental à la protection de la santé qui doit garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état ? C’est LE débat qui anime le monde de la santé depuis la parution de cet arrêté et qui a donné lieu à des commentaires assez extrêmes, certains(18) considérant, par exemple, que cet arrêté assimile le patient à « un délinquant potentiel », en lui imposant une sorte de bracelet électronique, quand d’autres considèrent qu’il est tout à fait normal de responsabiliser les patients pour un traitement remboursé par la collectivité(19). Là encore, tout cela appelle à quelques nuances. La première est de bien comprendre que l’idée d’une responsabilisation du patient est confortée depuis déjà plusieurs années. En effet, l’article L. 1111-1 du CSP dispose depuis 2005 que « les droits reconnus aux usagers s’accompagnent des responsabilités de nature à garantir la pérennité du système de santé et des principes sur lesquels il repose ». De plus, ce n’est pas la première fois que des dispositions conditionnent des prestations de prise en charge au comportement du patient(20) et le Conseil constitutionnel a considéré à plusieurs reprises, que « le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce que soient établies des impositions spécifiques ayant pour objet d’inciter les redevables à adopter des comportements conformes à des objectifs d’intérêts généraux, pourvu que les règles qu’il fixe à cet effet soient justifiées au regard desdits objectifs ». Par conséquent, même si l’interprétation de l’article L. 1111-1 du CSP est soumise à discussion(21), des fondements juridiques peuvent justifier cette exclusion qui semble d’ailleurs bien acceptée par les patients(22).   Un système de contrôle contraire au respect de la vie privée ? Les nouveaux outils permettent de pouvoir contrôler avec efficacité une multitude de critères et, pour beaucoup de commentateurs, ce n’est pas tant la proposition qui est contestable mais l’outil utilisé pour surveiller l’utilisation effective de ces appareils, considéré par certains comme une sorte de « big brother » qui permet un « flicage » du patient sans suffisamment de protections. • sur le plan juridique, la CNIL a confirmé que les données transmises via les dispositifs mis en place étaient bien des données qualifiées de données de santé et donc soumises à la législation contraignante y afférente. Sans entrer dans les détails, on peut dès lors s’étonner comme d’autres spécialistes(23) que de telles données soient amenées à circuler du patient au fabricant, du fabricant au prestataire, et enfin, du prestataire à la caisse d’Assurance maladie sans toutes les garanties particulières dues à ce type de transfert. • sur le plan éthique, il est important de se questionner sur le périmètre acceptable de la collecte d’informations effectuée auprès du patient, de s’interroger sur les objectifs réels ou supposés de toutes les parties prenantes, sans omettre l’évolution de notre société sur ces questions avec, par exemple, l’explosion et le plébiscite des objets connectés. Ce texte est une véritable révolution tant dans les pratiques de remboursement que dans les possibilités de contrôle qu’offrent les nouvelles technologies. Les questions soulevées sont nombreuses et complexes : peut-on aller jusqu’à exclure complètement un patient du système de santé ? le rendre responsable d’un état de santé car il n’a pas adopté un comportement sanitaire correct ? Quels rôles et quelles limites à la traçabilité viales nouvelles technologies ? Toutes ces questions fondamentales pour la modernisation du système de santé vont bien plus loin que la simple problématique de l’apnée du sommeil et doivent donc être abordées lors d’un débat national, seule démarche à même de faire émerger un véritable consensus sur les possibilités et les modalités de conditionner le remboursement d’un traitement à son observance par le patient.

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